Bulletin AEMBA, 42, Juin 2004
Le Syndrome de Szechwan
Dr Lucien Giacomoni, AEMBA, Critoch/1
04320 Entrevaux - e-mail : lucien.giacomoni@wanadoo.fr
Résumé : Auricularia
auricula-judae, qui est un champignon réputé comestible et médicinal,
peut être responsable d’un syndrome hémorragique par atteinte
plaquettaire.
Abstract : Auricularia auricula-judae, a well-known edible and medicinal mushroom is sometimes liable for blood platelets’s injuries.
Mots-clefs : Auricularia auricula-judae, cuisine chinoise, plaquettes, purpura.
Le syndrome de Szechwan, ou purpura de
Szechwan, a été décrit pour la première fois il y a plus de vingt
ans chez des amateurs de cuisine chinoise. Ce type
d’intoxication, provoqué par la consommation d’un champignon
traditionnel, n’est pourtant pas rapporté par les ouvrages de
mycotoxicologie, à l’exception notable du livre de Denis Benjamin
(1995). C’est dire que le syndrome est strictement inconnu de la
plupart des mycologues, et c’est pourquoi nous proposons aujourd’hui
quelques explications sur une entité nosologique originale, sur les
raisons de sa dénomination et – bien entendu – sur le champignon
responsable.
Szechwan est une province chinoise de la
région du Bassin Rouge, actuellement la plus peuplée (plus d’un million
d’habitants) et sans doute l’une des plus pauvres. Szechwan est la
dénomination anglaise de la région de Sse-Tch’ouan, célèbre pour ses «
Alpes » sauvages et dont le nom signifie « Quatre Rivières ». Le nom
français nous est plus familier : Sichuan. C’est une province où le
champignon a sévi, probablement parce que c’est l’une des régions où il
est cultivé afin d’alimenter la cuisine traditionnelle. Selon Benjamin,
le syndrome toxique s’est développé entre 1970 et 1980 dans différents
restaurants chinois des États-Unis spécialisés dans la cuisine
cantonaise (« all-pervasive Cantonese-style restaurants »),
c’est-à-dire proposant des recettes du Szechwan, mais aussi de Hunan,
Pékin (en chinois : Beijing), Shanghai, entre autres.
Le champignon responsable est un
phragmobasidiomycète de la famille des Auriculariaceae : Auricularia
auricula-judae L. ex Fr.(1), l’Oreille de Judas. Les Anglo-Américains le
connaissent sous de nombreux noms communs : black tree fungus, Jew’s
ear fungus, tree ear, wood’s ear, Judas’s ear fungus. L’attribution à
Judas est déjà très ancienne : on prétendait que ce champignon aux
formes bizarres, qui pousse volontiers sur sureau, représentait les
oreilles du traître(2) qui se serait pendu à cet arbre après la dernière
Cène – même si la pendaison à un sureau paraît très improbable aux
botanistes ! Il est amusant de noter que si l’adjectif latin
auricularius concerne ce qui a trait aux oreilles, le substantif
auricularius signifie conseiller, mais aussi…mouchard !
C’est un champignon que la plupart des
auteurs considèrent comme comestible, malgré l’aspect peu engageant de
sa chair élastique et gélatineuse, et Roger Heim affirmait même qu’on
pouvait le consommer cru ! (1969), ce qu’à Dieu ne garde ! Benjamin
nous rappelle opportunément que « all mushrooms should be well cooked.
Do no eat raw mushrooms ! ». Et pourtant Rabelais nous racontait jadis
que Pantagruel aimait manger l’auriculaire en salade (probablement «
détoxiqué » par quelque bonne bouteille de Chinon ou de Saint-Nicolas
de Bourgueil). Le champignon développe 303 kilocalories pour 100 g. de
matériel sec selon les Chinois, un peu plus selon les auteurs
américains Crisan et Sands (1978), avec une composition intéressante
pour les nutritionnistes (et les dames un peu enveloppées) : 10g de
protéines (5 g seulement selon les Américains, c’est bien pauvre pour
une « viande végétale » !), 0,2g de lipides, 65g d’hydrates de carbone,
375mg de calcium, 201mg de phosphore et 185mg de fer, avec des traces
de carotène… et beaucoup d’eau, car c’est l’un des champignons les plus
« hydriques » (90% au moins).
Mais l’oreille de Juda est surtout
réputée pour ses vertus thérapeutiques dans tout l’Extrême-Orient et
chez quelques avant-gardistes de la médecine naturelle. Le célèbre
traité chinois Icones of Medicinal Fungi from China (Ying et al., 1987)
nous apprend que l’espèce est récoltée dans de nombreuses provinces,
entre autres Fujian, Henan, Taiwan, Hebei, Liaoning, Heilongjiang,
Jilin, Jiangsu, Hunan, Guangdong, Hainan Dao, Guangxi, Shaanxi,
Ninhxia, Gansu, Guizhou, Sizang… et bien entendu Sichuan. Mais il n’est
jamais fait mention de la moindre intoxication – il est vrai que nous
pouvons difficilement connaître ce que les auteurs « autorisés » ont pu
publier sur la toxicité de ce champignon, quand bien même ils auraient
eu l’audace de mettre en cause le condiment qui a fait la célébrité des
restaurants chinois !
L’oreille de Juda, toujours selon la
médecine traditionnelle orientale, serait efficace dans de nombreuses
maladies, et nous citerons avec beaucoup de plaisir (et de prudence)
les indications proposées en langue anglaise, of course (on verrait mal
les Chinois écrire en bulgare)(3) : « There are considerable records
about the medicinal effect of this fungus. They include the record in «
Compendium of Materia Medica »(4) which says : “Auricularia auricula is
good for the treatment of piles”. Pan Zhi-heng of Mind Dinasty in
“Guang Jun Pu” says Liu er is a good stomach tonic, which regulates the
flow of vital energy”.
C’est en fait l’un des plus importants
ingrédients de la médecine populaire chinoise et on le retrouve dans le
traitement de la fatigue chronique et de l’asthénie du post-partum («
il enrichit l’énergie »), mais aussi comme thérapeutique souveraine des
crampes, de la tétanie, des contusions et autres traumatismes. Il est
prescrit en première intention dans les douleurs rhumatismales et le
lumbago, et sachant que les mycologues sont plus souvent podagres que
véloces nous donnons volontiers la recette de cette préparation
magistrale : Auricularia auricula 625g, Atractylodes chinensis, Piper
nigrum, Angelica sinensis, Eucommia ulmoides, Aconitum sp. 62g de
chaque, Clematis chinensis 25g, Achyranthes bidentata 30g, mélanger,
réduire en poudre et délayer dans du miel, puis faire des pilules de 9
g environ ; posologie, une pilule deux fois par jour, avec des
contre-indications qui devraient nous faire réfléchir (« not to be
taken by pregnant women »).
D’autres préparations sont utilisées
pour les thromboses artérielles, les ménorragies, l’hématurie et les
poussées hémorroïdaires, et il y a d’ailleurs là une contradiction
flagrante : on fluidifie le sang (thromboses artérielles ou
hémorroïdaires) ou on favorise la coagulation (ménorragies, hématurie).
Ne nous arrêtons pas là : notre panacée (universelle, comme on ne dit
jamais en Chine) soigne également la dysenterie, les désordres
gastriques et les « tamalous » des personnes âgées. C’est enfin un
champignon qui aurait des vertus anti-cancéreuses, grâce à la synthèse
d’un polysaccharide, affirment les auteurs chinois ; il entraînerait
une inhibition des cancers expérimentaux de la souris blanche,
notamment de 40 à 70% pour le sarcome 180 et de 80% pour le carcinome
d’Ehrlich. Nous connaissons la formule de ce polysaccharide, grâce à
A.Ceruti et M. Ceruti (1986) : il s’agit en fait de deux glucanes,
isolés en 1981 par Misaki et coll. et dont seule la fraction soluble
serait active, le (1,3)-D-glucane, ainsi que l’a montré Ukai en 1983.
Les Japonais, qui contestent vigoureusement l’appellation raciste de «
champignon chinois » ont beaucoup publié sur les vertus
anti-cancéreuses de l’oreille de Judas, en anglais, bien entendu, car
ils savent eux-aussi renoncer à leurs idéogrammes (lire notamment :
Ikekawa et al., 1968). Coïncidence (ou vertus mésestimées de la
médecine populaire), l’auriculaire, macérée dans de l’eau de rose ou du
vin, était utilisée chez nous dès le XVIe siècle pour apaiser
l’inflammation des tumeurs.
Mais revenons un instant à la
comestibilité de cette oreille que l’on déguste de gré ou de force dans
les restaurants chinois sous le nom de « champignon noir ». En réalité,
l’espèce consommée dans les restaurants chinois sérieux ne serait pas
auricula-judae mais polytricha selon Claude Moreau (1978) et même
porphyrea selon Heim (1969). Peu importe, les trois champignons se
vendent et se mangent, et sont souvent confondus sous la dénomination
de mon lah, de mu erh ou de nam neo, selon la province d’origine du
gargotier. Les oreilles sont cultivées sur des petits chênes et des
palissades et font l’objet d’un commerce important à tel point que la
production chinoise, qui atteint pourtant plusieurs milliers de tonnes,
ne suffit pas à satisfaire les besoins indigènes et que les ports de
Hongkong et de Shanghai en importent d’énormes quantités en provenance
de Nouvelle-Zélande, de Tonga, de Tahiti et d’autres îles du Pacifique.
Une bonne nouvelle pour notre standing : nous pratiquons, nous aussi,
en France la culture de l’auriculaire, même si le procédé reste
artisanal et réservé à quelque bizarre manie obsessionnelle. Lisez
attentivement les Dernières Nouvelles des Champignons de Guy Fourré et
vous apprendrez comment utiliser à bon escient… votre aquarium !
Tous les consommateurs ne sont pas égaux
devant le champignon magique. Ying et al., que nous soupçonnons de
posséder quelques intérêts dans les filatures, n’hésitent pas à écrire
que l’auriculaire « est considéré comme l’aliment le plus sain pour les
ouvriers qui travaillent dans les manufactures de coton, de chanvre et
de laine ». Nourriture trop vulgaire pour les soyeux ?
Le syndrome de Szechwan
Malheureusement, ce champignon paré de
toutes les vertus présente un redoutable danger pour les consommateurs
excessifs (gluttonous eaters, dit Benjamin !). Le syndrome de Szechwan
(nous rappelons qu’il s’agit d’une dénomination anglaise de la province
chinoise) a été décrit en 1980 par un hématologue du Minnesota, le Dr
Hammerschmidt, intrigué par le nombre anormalement fréquent
d’hémorragies et de purpuras dans sa clientèle et qui finit pas trouver
la clef du mystère. Son enquête étiologique avait permis d’éliminer
quelques affections rares affectant les lignées sanguines et les
médicaments agissant sur l’agrégation plaquettaire (comme l’aspirine,
par exemple). Il finit par constater que plusieurs de ces malades
utilisaient fréquemment du ma-po dofu, une abomination gastronomique à
peine traduisible que nous vous transmettons dans le texte d’origine :
« a spicy bean curd dish generous amounts of both Auricularia auricula
and sar quort, a water chestnut substitut ». Le mélange inhibait les
plaquettes in vitro, mais à la suite de nombreuses expérimentations, le
Dr Hammerschmidt constata que seul le champignon était actif quand il
était pris par voie orale. La suite de l’enquête montra que plusieurs
victimes de cette maladie plaquettaire inconnue fréquentaient
assidûment les restaurants chinois et appréciaient les soupes aigres (
?) et le « moo-shu pork ». La science venait de mettre la main sur un
nouveau « syndrome du restaurant chinois » qui n’avait rien à voir avec
la célèbre intoxication par le glutamate.
En 1981, Makheja et Bailey mettent en
cause l’adénosine et les modifications de l’AMP cyclique, laquelle est
impliquée dans l’agrégation plaquettaire. Certains auteurs, comme
Benjamin, pensent que d’autres composés inhibiteurs sont présents, mais
n’ont pas encore été identifiés. L’activité des différents lots de
champignons est d’ailleurs variable, quelquefois assez virulente et
quelquefois quasi inexistante, mais c’est un phénomène bien connu des
mycotoxicologues : la concentration en métabolites toxiques dépend de
nombreux facteurs, écologiques ou climatiques et peut-être bien de «
races chimiques » (c’est le fameux et très discuté chimical strains des
auteurs américains).
Bien entendu, les troubles de
l’agrégation plaquettaire provoquent des saignements, plus ou moins
importants et plus ou moins répétés selon les individus, selon les
quantités ingérées et selon les associations malheureuses avec certains
médicaments (aspirine, anti-inflammatoires non stéroïdiens, etc.) et
même certains aliments (le gingembre, autre spécialité des restaurants
chinois, est également un inhibiteur connu de l’agrégation
plaquettaire, comme l’ont montré Dorso et coll. en 1980).
Les indications thrombolytiques de
l’auriculaire en médecine traditionnelle se conçoivent alors aisément
et la thérapeutique chinoise est probablement efficace dans le
traitement des thromboses hémorroïdaire et des thrombophlébite du
post-partum, comme l’a reconnu Hammerschmidt lui-même en 1986. On
conçoit que les saignements externes ou extériorisés, selon le terme
médical en usage (épistaxis, rectorragies, gastrorragies ulcéreuses,
plaies diverses) soient moins inquiétants qu’un saignement interne non
« extériorisable » (une hémorragie cérébrale, par exemple).
Il existe cependant une affection qui
n’est pas forcément gravissime mais qui est parfois difficile à
comprendre (le diagnostic étiologique n’est pas toujours évident) et
donc à traiter : c’est le purpura – qui a d’ailleurs donné l’un de ses
noms à notre Syndrome de Szchewan. Qu’est-ce que le purpura ? C’est une
hémorragie cutanée, une issue des globules rouges hors des vaisseaux.
Avant de mettre en cause un hypothétique purpura d’origine alimentaire
ou médicamenteuse, il est important pour le médecin d’éliminer les
syndromes dramatiques, parfois mortels, comme le purpura fulminant de
Hénoch, la thrombocytopénie de Moschcovitch, le purpura
hyperglobulinémique de Waldenström ou encore la maladie de Schönlein
(un purpura rhumatoïde qui frappe les enfants et les adolescents).
Le purpura de Szechwan a-t-il frappé, ou
peut-il frapper les consommateurs français ? C’est peu probable en
raison des habitudes alimentaires : nos gastronomes sont moins exposés
que leurs homologues anglo-saxons, car dans l’hexagone les amateurs
d’exotisme et les nostalgiques de la Cochinchine ou du Tonkin sont
plutôt gourmands de cuisine vietnamienne (surtout ne pas confondre,
comme dirait l’oncle Ho Chi Minh !) et celle-ci est moins riche en
petits champignons noirs, sauf peut-être en ce qui concerne les
spécialités annamites. Mettons un bémol à cette belle certitude : il
est bien certain qu’une intoxication de ce type passera facilement
inaperçue des médecins généralistes (les « combattants de première
ligne »), qui sont insuffisamment formés à la toxicologie en général et
à la mycotoxicologie en particulier. Beaucoup de purpuras, qui viennent
et qui s’en vont, restent d’ailleurs inexpliqués, même des éminents
spécialistes.
On notera quand même le caractère
essentiel de cette coagulopathie d’origine fongique : elle ne frappe
que lors de repas excessifs ou répétés. Cela ne vous rappelle rien ?
Bien sûr : la rhabdomyolyse de Tricholoma auratum, l’un des ces «
nouveaux » champignons toxiques qui a tué, celui-là, quelques «
gluttonous eaters » d’Arcachon !
Bibliographie
Benjamin D., 1995, Mushrooms, Poisons and Panaceas, Freeman, New-York, 422 p.
Ceruti A., Ceruti M., 1986, Cancerogeni e anticancerogeni
dell’ambiante, degli alimenti, dei mangimi, Musumeci editore, Aosta,
237 p.
Dorso C., Levin R., Eldor A., Jaffe E., Weksler B., 1980, Chinese Food
and Platelets, New England Journal of Medicine, 303 : 756-757.
Hammerschmidt D.E., 1980, Szechwan purpura, Nex England Journal of
Medicine, 302 : 1191-1193 Hammerschmidt D.E., 1986, Chinese Diet and
Traditional Materia Medica : Effects on Platelet Func- tion and
Atherogenesis, in “Plants in Indigenous Medicine and Diet :
Biobehavioral Approaches” éd. N. L. Etkin, Redgrave Publishing,
New-York., p. 171.
Heim R., 1969, Les Champignons d’Europe, 2e édition, Boubée, Paris, 680 p.
Ikekawa T., Uehara N., Maeda Y., Nakamishi M., Fukuoka F., 1968,
Antitumor activity of aqueous ex- tracts of some edible mushrooms,
Cancer Res., 29, 734-735.
Makheja A., Bailey J., 1981, “Identification of the Anti-Platelet
Substance in the Chinese Black Ear Fungus” (letter), New England
Journal of Medicine, 304 : 175.
Moreau C., 1978, Larousse des Champignons, Larousse, Paris, 328 p. Ying
J., Mao X., Ma Q., Zong Y., Wen H., 1987, Icones of Medicinal Fungi
from China, Beijing, 575 p.
(1)
Le binôme proposé par Régis Courtecuisse (Champignons d'Europe)
est Auricularia
auricula-judae
(Bul.) Wettstein
(2)
Pour l'auteur britannique Geoffrey Kibby, on l'appelle ainsi parce
que les oreilles de Judas « résonnaient du reproche de sa
conscience » !
3) Hélas, la plupart des articles cités par Yin sont calligraphiés en
idéogrammes et peu de mycologues sont compétents dans cet art graphique
!
(4) Ouvrage fondamental de la pharmacopée chinoise rédigé par Li Shih-chen sous la dynastie des Min.
Bull.AEMBA, 42, Juin 2004